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Farben

Spectacle pour marionnettes, ombres et dramaturgie sonore – texte Mathieu Bertholet – mise en scène Cécile Givernet et Vincent Munsch, Compagnie Espace Blanc – au Théâtre Le Mouffetard.

© Simon Gosselin

1er mai 1915. Un coup de feu claque. Sur le gazon frais d’une villa apparemment paisible le sang se mêle à l’eau. Clara Immerwahr met fin à ses jours, elle a quarante-quatre ans. Elle fait récit de son histoire en même temps qu’elle permet d’entrer dans l’Histoire, en remontant le temps. On suit les mouvements et couleurs de sa mémoire, les pages du calendrier accroché au ciel du théâtre s’effeuillent une à une, et s’envolent au vent.

1889, à Breslau, capitale de la Silésie alors rattachée au royaume de Prusse – actuelle Wroclaw, en Pologne -. On suit le destin de Clara Immerwahr, charmante et talentueuse jeune femme alors âgée de dix-neuf ans, passionnée de chimie. Elle raconte sa jeunesse, heureuse, les cours de danse, les expériences sur le soufre qu’elle fait toute jeune chez son oncle et sa tante, sa passion pour la recherche – le soufre, à la fois réparateur de l’ADN et nécessaire à la fabrication des tissus conjonctifs, à la fois particulièrement toxique et entrainant la mort par œdème pulmonaire -, sa rencontre avec un brillant chimiste âgé de dix-huit ans, Fritz Haber, juif allemand comme elle, alors qu’elle en a quinze et qu’elle épousera plus tard, en 1901. Son destin est tracé, elle sera chercheuse, elle est d’ailleurs la première femme à recevoir un doctorat de l’université de Breslau, le spectacle la montre passionnée, forcenée même de chimie, marchant dans la neige pour aller prendre ses cours à l’Université.

© Simon Gosselin

On suit l’évolution de leurs découvertes, la contribution de Clara aux travaux de son ambitieux époux, sans reconnaissance, ou plutôt sa mise à l’écart et la manière dont il la gomma du paysage de la recherche, dès 1902. Cette année-là, elle met au monde leur fils, Hermann, après une grossesse difficile et la nécessité de rester plus disponible à l’enfant. La pression sociale aidant, officiellement, elle disparaît des radars. Philosophiquement et moralement, Clara se positionne à l’opposé des expériences de Fritz Haber qui devient un fervent partisan de l’effort militaire allemand et joue un rôle important dans le développement des armes chimiques. Elle, n’a pour objectif, que de mettre la science au service de l’humanité et fait l’impossible pour le dissuader de poursuivre ses recherches dans cette direction, qu’elle juge criminelle et contraire à toute éthique scientifique. Au nom des intérêts supérieurs de son pays, Fritz n’entend pas et teste ses gaz toxiques pour la première fois en Flandres, le 22 avril 1915 pendant la Première Guerre mondiale. À son retour, le 1er mai 1915, elle prend dans sa poche le pistolet de service et le retourne contre elle – version officielle, et sans autopsie -. Retour sur la première image du spectacle.

© Simon Gosselin

La pièce de Mathieu Bertholet – qui n’en est pas à son coup d’essai dans son rapport à l’Histoire – se compose de cent-vingt-quatre scènes courtes. Il construit la biographie fragmentaire de Clara Immerwahr en entremêlant différents niveaux de lecture, émaillés de séquences complémentaires qu’il appelle Miniatures et qui peuvent s’ajouter ou non à la mise en scène. Cécile Givernet et Vincent Munsch, les co-metteurs en scène, en ont intégré une dans leur dramaturgie, La litanie. On y trouve le décompte des morts ainsi que la liste des drames dus à la science et au progrès technique, au fil du temps. Le passage au plateau de ce texte aux reliefs irréguliers n’est donc pas des plus simples et sa mise en action passe ici par différents médiums : jeu de l’acteur, techniques diverses de marionnettes, petites ou géantes, masques, jeux d’ombres, couleurs et images. Ce qui pourrait être considéré comme des entre-deux appelle d’une part les écritures sonores et musicales magnifiquement travaillées (Vincent Munsch et Kostia Cavalié) entre pièces de piano, bruit des bombes et jets de gaz, donnant du souffle et du rythme à l’ensemble ; cela permet d’autre part le passage d’une technique à l’autre dans l’installation du tableau suivant. On est face à un travail d’horlogerie dans lequel s’inscrivent les acteurs, qui sont à la fois dedans et dehors, et qui orchestrent une multiplicité d’actions.

© Simon Gosselin

La scénographie (signée Jane Joyet) inscrit par ailleurs différents espaces et niveaux par des tables et tréteaux qui se dressent et disparaissent, emportés par les acteurs ; un mur de biais en fond de scène ; un petit castelet à la fenêtre ; l’environnement de l’oncle et de la tante, petites marionnettes de bois finement sculptées, installés sur une table dans un jeu d’échelles intéressant face aux acteurs (réalisation des marionnettes Amélie Madeline) ; l’immense militaire, ombre parmi les ombres de la guerre ; et les lumières (de Corentin Praud) qui renforcent et cisèlent une atmosphère d’inquiétude qui va crescendo. En contrepoint, on entre dans les rêves de Clara qui chevauche les anges et se traduisent en couleurs – Farben, signifiant couleurs -. À l’opposé, la récurrence du masque à gaz inscrit les gaz toxiques et les destructions chimiques, comme fil conducteur de la vie de Fritz et de Clara.

La tonalité du spectacle s’inscrit dans les gris de la guerre et des uniformes, le noir pour les acteurs, (costumes Séverine Thiébault), excellents acteurs qui accompagnent les figurines : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne. Il y a une grande précision et maîtrise, beaucoup de vibrations dans leurs déplacements chorégraphiques ; et les deux protagonistes, interprétant Clara et Fritz sont particulièrement virtuoses dans le glissement entre texte et manipulation. La réalisation de leurs doubles marionnettiques, le cerceau visible de la robe de Clara, la jambe de Fritz laissant apparaître l’armature de la marionnette, donne une lecture possible d’inachevé, comme la vie de Clara, qui s’arrête net.

© Simon Gosselin

Cécile Givernet et Vincent Munsch ont fondé la Compagnie Espace Blanc en 2016 et défendent un travail exigeant avec une attention particulière portée aux écritures contemporaines, mêlant marionnettes, ombres et matériel sonore, recherches visuelles et musicales. Ils ont présenté Médée la Petite en 2017, Adieu Bert en 2018, Hématome(s) en 2020 et Les Quiquoi et le chien moche dont personne ne veut en 2022. Ils co-dirigent depuis 2021 le Théâtre Halle Roublot / Lieu-Compagnie Missionné pour le Compagnonnage, à Fontenay-sous-Bois. Avec Farben, ils nous mènent au coeur d’un récit onirique, avec sensibilité et virtuosité, et nous font traverser différentes temporalités et réalités. Au-delà, ils interrogent la place des femmes dans les sciences, et la responsabilité éthique et sociale des chercheurs, des thèmes encore bien contemporains.

Brigitte Rémer, le 10 février  2024

Avec : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz, Blue Montagne – scénographie Jane Joyet – marionnettes Amélie Madeline – costumes Séverine Thiébault – univers sonore : Vincent Munsch et Kostia Cavalié – création lumière Corentin Praud – régie son Kostia Cavalié – onstruction décor ESAT Plaisir, Vincent Munsch, Corentin Praud, Jane Joyet. Production Théâtre Halle Roublot / Cie Espace Blanc – coproductions : Théâtre Jean-François Voguet – Fontenay-sous-Bois / Théâtre à la Coque – CNMa / Théâtre de Laval CNMa / Le Mouffetard – CNMa, Festival Marto. En tournée : 1er février et 2 février 2024 à 20h, à Fontenay-en-Scènes / Théâtre Jean-François Voguet de Fontenay-sous- Bois – 11 mars 2024, Théâtre Jean Arp, à Clamart, dans le cadre du Festival MARTOFarben, de Mathieu Bertholet, est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 17 au 27 janvier 2024 à 20h, le samedi à 18h, dimanche à 17h (+ une représentation à 14h30 jeudi 18 janvier) – Théâtre Le Mouffetard / Centre national de la Marionnette, 73 rue Mouffetard. 75005. Paris – métro : ligne 7 Place Monge, ligne 10 Cardinal Lemoine – tél. : 01 84 79 44 44 – site : www.lemouffetard.com

Le Dictateur et le Dictaphone

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Daniel Keene, traduction Séverine Magois, conception, fabrication et interprétation Alexandre Haslé, compagnie Les Lendemains de la veille, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette.

Après La Pluie, spectacle qu’il a présenté au début du mois de janvier au même endroit, au Théâtre Mouffetard (notre article du 13 janvier), Alexandre Haslé se met en scène, avec son p’tit vélo à guidon chromé dans la tête et ses marionnettes, pour la sixième création de la compagnie. Un texte, Le Dictateur et le Dictaphone, signé du même auteur australien, Daniel Keene, avec qui le metteur en scène a noué un étroit dialogue ; un travail sur la mémoire à partir de la figure d’un despote déchu, taraudé par ses fantômes ; un acteur manipulateur et son univers plasticien, avec les masques et marionnettes qui l’accompagnent.

Nous sommes dans un lieu vaguement désaffecté, type vieux garage. Une pyramide de caisses en bois côté jardin qui recèlent quelques trésors. Un canapé fatigué côté cour, aussi usé que la figure de celui qui se cale dedans, ce boxeur écrasé d’après combat, clown triste au peignoir déchiré. Au centre de la pièce, un chevalet sur lequel trône une toile, portrait ou autoportrait du protagoniste en uniforme, brassard rouge au bras gauche, sa gloire passée. Derrière, un lavabo et un miroir poussiéreux dans lequel l’homme ose se regarder encore.

Que fait l’homme ? Il s’empiffre pour fêter son anniversaire et s’enregistre dans un microphone col de cygne. Il témoigne de ses exploits et appelle ses démons, revient sur ses crimes. Le temps semble s’être arrêté. « Je n’ai jamais fait que ce qui était nécessaire. Les arrestations, les fusillades, les déportations. Qui s’y est opposé ? Personne. » Une bande son, des ritournelles nostalgiques. « Je me souviens que… » Dialogue avec ses marionnettes, sortant des caisses ou d’ailleurs, selon la taille. Un agresseur, une vieille dame, un mannequin au double visage, une petite fille, un chat, un renard. L’homme quitte son peignoir et revêt l’uniforme, copie conforme au tableau qui, à plusieurs reprises, s’écrase au sol et qu’il repose sur son chevalet, méthodiquement, y compris à l’envers.

Ce que dit le texte et le personnage sont en léger décalage. Sur le plateau l’homme est plus pitoyable que le dictateur de la fable, dans son ode à la mort. Comme dans le texte précédent, La Pluie, l’antisémitisme est sous-jacent. Une image forte et des plus significatives, est la représentation d’un charnier en quelques gestes, avec ce bouquet de petites figurines de mousse que l’homme tient dans la main et qu’il effeuille une à une, avant qu’elles ne vacillent dans une excavation commune, évocation d’une nécropole. « J’ai vu les morts, la haine sociale… » et le narrateur dont la raison s’envole, s’identifiant aux victimes : « Quel est mon nom ? Je suis le cri… »  La toile expressionniste d’Edvard Munch soudain surgit. « Je sentais un cri infini qui passait à travers l’univers et qui déchirait la nature » décrivait le peintre.

Le Dictateur et le Dictaphone prolonge d’une certaine manière La Pluie, dans une écriture abstraite qui procède par petites touches. Le texte prend ici davantage le pas sur la manipulation alors qu’Alexandre Haslé acteur marionnettiste tente de conjurer le tragique.

Brigitte Rémer, le 28 janvier 2019

Du 16 janvier au 1er février 2019, au Mouffetard/Théâtre des arts de la marionnette, 73 rue Mouffetard, 75005. Métro : Place Monge – Tél. : 01 84 79 44 44 – www.lemouffetard.com

Collaboration artistique et création son et lumière Nicolas Dalban-Moreynas – dramaturgie Thierry Delhomme. Le texte est publié aux Éditions Théâtrales. Les 25 et 26 avril 2019, programmation dans le cadre de l’Agglomération montargoise et rives du Loing